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24 novembre 2024

Avons-nous retenu les leçons de la crise financière ?

Selon Olivier Goemans, Head of Investment services and Innovation à la Banque Internationale à Luxembourg, l’Europe, plutôt que de s’en remettre aux règlements complexes, interminables et hautement normatifs qui ont fait leur apparition depuis la crise financière mondiale d’il y a dix ans, serait peut-être mieux lotie avec le concept américain d’obligation fiduciaire.

Dans ce troisième et dernier contenu basé sur un long entretien, M. Goemans affirme que l’objectif final de la réglementation financière, à savoir protéger les clients et les investisseurs, ne peut être atteint efficacement par le biais de systèmes de contrôle et de calcul lourds, coûteux et chronophages.

« J’estime qu’exiger des membres de l’industrie qu’ils s’engagent à respecter l’équivalent financier du serment d’Hippocrate chez les médecins, avec la menace de conséquences graves en cas de violation, serait un moyen de prévention plus efficace », déclare-t-il. « La Commission européenne a proposé d’excellentes initiatives, mais la réglementation doit être efficace, pratique et véritablement axée sur la protection des investisseurs ».

Plus que l’industrie, c’est la société dans son ensemble qui n’a pas retenu les leçons de la crise.

Mémoires courtes

M. Goemans souligne qu’aujourd’hui, les acteurs du marché expriment un scepticisme bien plus prononcé vis-à-vis des produits financiers complexes tels que les CDO (collateralised debt obligations), bien qu’ils les comprennent mieux. Mais il doute que l’ensemble des leçons à tirer de la crise aient été correctement intégrées.

« Plus que l’industrie, c’est la société dans son ensemble qui n’a pas retenu les leçons de la crise », dit-il. « Les investisseurs tendent à avoir la mémoire extrêmement courte. On peut tirer des parallèles entre la situation actuelle et ce qui s’est passé durant la bulle technologique il y a 20 ans. En 2018, grâce aux politiques de soutien des banques centrales et au niveau extrêmement bas de la volatilité, les stratégies passives déployées au sein des ETF ont connu une « exubérance quantitative ». Plus récemment, avec le début de la normalisation des politiques monétaires, ces stratégies sont devenues plus risquées. Il existe par ailleurs une tendance persistante consistant à s’exposer à des types d’investissement moins courants, plus sophistiqués et moins liquides. »

Alors que les analystes se concentrent sur des techniques comme l’analyse quantitative, M. Goemans estime que certains risques sont juste sous nos yeux si on se donne la peine de les ouvrir. Selon lui, « les ETF de base sont faciles à comprendre, mais il existe des variations extrêmement complexes qu’il est beaucoup plus difficile à appréhender. »

« Il existe des ETF de base qui répliquent simplement des indices de référence bien connus, tels que le S&P 500, mais on trouve également des ETF intelligents qui suivent des indices construits sur mesure, ainsi que des ETF à effet de levier, inversés, ou inversés à effet de levier. Nombreux sont ceux au sein de l’industrie des investissements qui ne comprennent pas le risque lié à un positionnement long sur un ETF inversé à effet de levier, qui n’est absolument pas assimilable à une position courte vis-à-vis du marché. »

Plus généralement, il estime que l’exemple qui illustre le mieux que nous n’avons pas retenu les leçons de la crise concerne l’avènement du populisme sur les continents américain et européen, entre autres, alors que des problématiques telles que le changement climatique appellent à une compréhension et une coopération internationales.

Des taux d’intérêt négatifs dans le calcul des rendements aboutissent à un résultat absurde. Mais la question qui se pose au client est bien plus basique : pourquoi devrais-je payer pour prêter mon argent ?

Les taux d’intérêt au pays des merveilles

Les investisseurs doivent aujourd’hui faire face à des phénomènes qui étaient impensables il y a une génération ou deux, à l’instar de la décennie de taux d’intérêt extrêmement faibles qui a remis en question des hypothèses et méthodes jusqu’alors incontestées (les modèles de prime de risque par exemple). « Ce n’est pas uniquement le fait que les taux d’intérêt soient faibles, ça va plus loin encore : dans une grande partie du monde, ils sont négatifs », déclare M. Goemans, notant par ailleurs que le rendement à l’échéance de 10% de la dette mondiale est toujours en territoire négatif.

« Je ne dis pas que c’était une mauvaise idée en soi de la part des banques centrales, c’était un moyen de s’attaquer à la crise, mais nous nous trouvons maintenant dans un environnement semblable à celui d’Alice au pays des merveilles. Des taux d’intérêt négatifs dans le calcul des primes et des spreads aboutissent à un résultat absurde. Mais la question qui se pose au client est bien plus basique : pourquoi devrais-je payer pour prêter mon argent ? »

Les taux d’intérêt nuls ou négatifs étaient selon lui nécessaires pour soutenir l’économie, du moins à court terme, mais plus ils durent, plus la probabilité est grande d’assister à des effets secondaires indésirables. Les capitaux affluent en faveur des actifs corporels tels que les biens immobiliers, et les clients en quête de rendement s’exposent à des actifs qu’ils ne comprennent pas tout à fait et prennent des risques aveuglément.

M. Goemans estime par ailleurs que d’autres conséquences moins visibles sont possibles également, comme la survie « d’entreprises zombies », ce qui pourrait expliquer pourquoi les investissements dans l’informatique et la technologie numérique ne parviennent pas à engendrer une croissance significative de la productivité. « L’effet darwinien ne fonctionne pas correctement et révolutionne les modèles économiques traditionnels. »

À l’heure actuelle, les données générées par l’intelligence artificielle sont un moteur plus important de l’activité sell-side que les recommandations des analystes.

Nouvelles dimensions pour les investisseurs obligataires

Selon lui, cette situation affecte les investissements obligataires. « Si vous souhaitez toujours investir en obligations, vous devez prendre en compte plusieurs aspects : la liquidité, la complexité et la réglementation, ainsi que les critères traditionnels que sont la qualité de crédit et la duration », affirme-t-il. « J’appréciais l’ancienne génération d’obligations subordonnées Tier 1 et Tier 2. Avec l’évolution de la réglementation, entretenir ces obligations a perdu tout sens économique pour les émetteurs. S’agissant de la nouvelle génération d’obligations contingentes convertibles et additional tier 1, comprendre pleinement l’ensemble des risques est une autre paire de manches. »

M. Goemans se réjouit des progrès que la technologie a apportés au processus décisionnel dans l’investissement : « Je suis un fervent partisan de l’IT », s’exclame-t-il. « Le système financier est davantage mondialisé, et le changement de plus en plus rapide. La technologie doit nous servir à récolter des données et à concevoir de nouvelles façons de comprendre l’environnement et de connecter les choses entre elles. À l’heure actuelle, les données générées par l’intelligence artificielle sont un moteur plus important de l’activité sell-side que les recommandations des analystes.»

Il martèle toutefois que la raison humaine a toujours un rôle prépondérant à jouer. « Les plateformes d’intelligence artificielle peuvent certes nous aider à mieux comprendre ce qui se passe sur les marchés financiers, mais nous devons nous assurer que leurs fondations sont rationnelles et qu’elles font appel au bon sens. En fin de compte, c’est de la raison humaine dont nous avons besoin. Nous devons prendre en compte les modèles quantitatifs, sans toutefois les considérer comme la panacée. Ils peuvent nous aider à trouver une partie de la réponse, mais pas la totalité. »

Je suis toujours convaincu qu’une équipe de gérants de portefeuille habile et un processus d’investissement conçu intelligemment peuvent générer de la valeur ajoutée, surtout lors de phases difficiles du cycle.

Les vertus durables de la gestion active

Les avantages relatifs de la gestion active par rapport à la gestion passive sont devenus un sujet de discussion majeur. Les régulateurs ont commencé à prendre des mesures à l’encontre des « fonds indiciels masqués » (« index huggers »), qui facturent des frais de gestion active pour des processus ressemblant à s’y méprendre à de la réplication d’indice, notamment en termes de performances.

Selon M. Goemans : « Les changements réglementaires ainsi que l’essor de la gestion passive ont permis de mettre de l’ordre dans les frais liés à la gestion active, mais je ne suis pas certain que l’industrie soit réellement en train de se réinventer. Je ne privilégie ni l’une ni l’autre, les deux sont nécessaires. En ce qui concerne la gestion active, je suis toujours convaincu qu’une équipe de gérants de portefeuille habile et un processus d’investissement conçu intelligemment peuvent générer de la valeur ajoutée, surtout lors de phases difficiles du cycle. »

« J’ai recours à l’investissement passif pour son caractère bon marché et facile d’accès, mais je ne suis pas très friand des techniques intelligentes passives, qui sont selon moi susceptibles d’être employées à mauvais escient. Je pense aussi qu’une large part de la gestion passive n’est pas basée sur un argumentaire robuste. Nombreuses sont les stratégies d’investissement obligataires passives qui présentent un écart important entre la liquidité perçue et la liquidité réelle. Vous ne pouvez pas proposer une liquidité intrajournalière pour un titre qui n’est pas activement disponible à l’investissement dans ce délai. »

M. Goemans est un grand défenseur des efforts déployés au Luxembourg et ailleurs dans le but de renforcer la sensibilisation et les connaissances du grand public en matière d’investissement. « Nous nous devons de le faire », dit-il. « Il est crucial de prodiguer un enseignement sur l’économie et les marchés financiers, dans la mesure où l’économie fait partie intégrante de notre société. Les fondamentaux de l’économie nous permettent de mieux observer et de mieux comprendre ce qui se passe dans le monde. »

Les investisseurs ont la mémoire extrêmement courte. On peut tirer des parallèles entre la situation actuelle et ce qui s’est passé durant la bulle technologique il y a 20 ans. Il existe une tendance persistante consistant à s’exposer à des types d’investissement moins courants, plus sophistiqués et moins liquides.