Investissements : les leçons de la crise sanitaire
En 2020, les marchés boursiers ont été fortement secoués, avant de retrouver progressivement, puis de dépasser leur niveau d’avant la crise sanitaire. Olivier Goemans, Senior Portfolio Manager à la BIL, nous partage les leçons à tirer de la pandémie et ses prévisions pour le futur.
Quels changements observez-vous en raison de la crise ?
Nous avons observé l’accélération de plusieurs phénomènes déjà existants, comme la numérisation. La crise a transformé les business models, et les sociétés ont dû s’adapter rapidement pour proposer une solution. Résultat : la donnée est aujourd’hui une vraie matière première, et le « big data » une réalité incontournable. Pour illustrer cette réalité, il suffit de constater que la capitalisation boursière du secteur des semi-conducteurs (cartes à puce) a déjà dépassé celle du secteur de l’énergie.
Un deuxième changement concerne le ralentissement de la globalisation. La pandémie a mis le doigt sur la complexité des chaînes de production et, souvent, sur leur fragilité face à des crises mondiales. Comment gérer la production lorsqu’une partie de celle-ci a lieu à l’autre bout du monde, dans un territoire confiné ? Cela est devenu très complexe à gérer. Nous avons basculé d’une gestion de stocks « just in time » à une gestion « just in case », avec des quantités minimales pour faire face à la situation actuelle. En plus du ralentissement de la globalisation, la crise a accéléré le déplacement du centre de gravité vers l’Asie, avec la signature du projet de partenariat régional économique global. Ce RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) aspire à la création de la plus grande zone de libre-échange au monde.
Enfin, nous avons constaté non seulement une accélération, mais aussi un intérêt grandissant des investisseurs particuliers et institutionnels, autour de la thématique de la durabilité. On peut affirmer que c’est aujourd’hui un phénomène global de société. À tel point que les fonds ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) ont collecté des montants records tout au long de l’année 2020, tandis que la collecte était plus modeste pour les fonds traditionnels.
Face à cette situation, les investisseurs se sont-ils montrés plus prudents ?
Le déclenchement de la crise et le confinement mondial ont provoqué une panique sur les marchés boursiers et généré de l’incertitude quant à l’avenir de l’économie. Les investisseurs n’ont pas forcément agi dans la précipitation ou vendu leur portefeuille, mais nous avons dû les accompagner au jour le jour et leur expliquer ce qui se passait sur les marchés. Cette première phase était d’autant plus délicate qu’il était très difficile d’anticiper l’évolution de la pandémie et ses vagues successives, dont l’ampleur et l’impact économique étaient très variables selon les zones géographiques et les typologies d’activité. Car, si la crise était mondiale, elle n’était pas du tout homogène. Une partie importante de nos conversations avec nos clients s’est alors orientée sur la capacité de résilience et d’adaptation de nos systèmes économiques.
Globalement, après une chute violente et inédite, les marchés boursiers se sont repris grâce au soutien combiné des banques centrales et des autorités publiques. 15 mois après le début de la crise, nous recommençons à voir des comportements plus classiques : l’effet TINA (There Is No Alternative), privilégiant les marchés actions ; l’effet FOMO (Fear Of Missing Out), caractérisé par la peur de manquer la hausse des marchés et qui pousse à investir ; et enfin, l’effet YOLO (You Only Live Once), observé chez une nouvelle génération d’investisseurs recourant aux plateformes de transactions en ligne (par exemple, Robinhood), aux réseaux sociaux et à un certain nombre d’« influenceurs », phénomène probablement accentué depuis la première période de confinement.
Les investisseurs doivent se diversifier et combiner des actifs décorrélés, car prévoir l’avenir est impossible.
Les stratégies d’investissement ont-elles évolué ?
Selon nous, une stratégie d’allocation d’actifs est nécessairement proactive et réactive, en combinant les perspectives au contexte, en constante mutation. La recherche de rendement oblige de nombreux investisseurs à sortir de leur zone de confort. Ce qui ne change pas, selon nous, c’est le besoin de se diversifier. La raison est simple : il est impossible de prévoir l’avenir. La diversification au travers des obligations est ennuyeuse et pénalisante en termes de performance, étant donné le faible niveau des taux d’intérêt, mais cette diversification reste une nécessité pour réduire les chocs boursiers trop violents. Des alternatives existent, mais doivent être utilisées avec parcimonie et en ayant conscience d’un certain nombre de réserves (liquidités réduites, complexité accrue…).
La transition vers un modèle économique plus durable est, selon nous, la plus grande évolution en matière de stratégie d’investissement. Il ne s’agit pas d’une révolution, mais d’une évolution, par l’intégration de considérations extra-financières à l’analyse financière traditionnelle.
Quelles leçons peut-on tirer de cette période complexe ?
Une des leçons est que l’économie et les marchés financiers sont deux choses différentes. Là où l’analyse du contexte économique consiste, pour l’essentiel, à regarder dans le rétroviseur, la définition d’une stratégie d’investissement nous pousse à scruter l’avenir, à dégager des tendances, et à mesurer en quoi celles-ci se différencient du consensus implicite aux différentes valorisations. Les marchés financiers se sont très rapidement distanciés de la réalité macroéconomique pour se projeter vers l’avenir. Nous avons pu observer un fossé entre le contexte anxiogène de la crise sanitaire et l’évolution des marchés financiers. Ces derniers se sont surtout focalisés sur les sociétés ayant prospéré pendant la crise, sur l’après-crise et la reconstruction.
Pour construire une stratégie et des perspectives au niveau des marchés financiers, nous devons regarder vers l’avant, et non pas simplement compiler les données économiques et intégrer le baromètre de sentiment des économistes. C’est comme pour conduire une voiture. Le rétroviseur est un accessoire important pour sécuriser notre trajet, mais conduire avec les yeux rivés sur celui-ci est dangereux. Sauf si l’on souhaite rouler en marche arrière. Autrement dit, il est nécessaire d’analyser les marchés et leurs dynamiques, mais il est essentiel de scénariser l’avenir pour s’y préparer en ayant conscience de nos fragilités.
« The winner takes it all » n’est pas qu’un hit d’Abba, c’est aussi une observation intéressante sur les marchés financiers. Un certain nombre de sociétés, acteurs de ruptures technologiques souvent incontournables ou de leadership marqué, ont renforcé leur position dominante dans la foulée de la crise sanitaire. Preuve de la capacité de résilience et d’adaptation de l’économie, ce phénomène se traduit aussi par une accélération de la concentration des indices boursiers sur certaines sociétés dont la capitalisation est souvent stratosphérique. Intrinsèquement, rien d’inquiétant, pour autant que l’investisseur en soit conscient dans la construction de son portefeuille d’investissement.
Enfin, les investisseurs doivent comprendre qu’il existe un phénomène de balancier entre le sentiment de névrose (« tout va mal, il faut tout vendre ») et celui d’euphorie (« il faut absolument être investi au maximum pour ne pas rater la hausse du marché »). Pour ne pas totalement fausser cet équilibre, il est indispensable de garder son sang-froid, d’être discipliné et de rester humble. Sur ce point, il y a beaucoup à apprendre de la finance comportementale.
En matière d’investissements, quels sont les gagnants et les perdants de cette crise ?
Après la récession, les économistes ont essayé de décrire la croissance économique avec différentes lettres. Il a ainsi été question d’une reprise en :
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- « V », c’est-à-dire qu’après une chute brutale et importante de l’économie, on s’attend à une reprise aussi rapide et importante des indicateurs économiques ;
- « U », qui est comme une reprise en « V », mais avec une période de creux qui dure plus longtemps que prévu ;
- « L », qui anticipe une phase de stagnation plus ou moins longue après le brusque ralentissement ;
- « W », c’est-à-dire un rebond rapide après une chute brutale de la croissance, suivi d’une seconde baisse importante, elle-même suivie d’une rapide remontée.
Nous utilisions plutôt le « K » pour illustrer des impacts très différents, des fortunes diverses et des rythmes de redressement très différents selon le type d’activité, de secteur, d’industrie, et, in fine, selon les populations. Il y a des gagnants et des perdants. Le fossé s’est encore agrandi entre les leaders et les suiveurs, entre l’industrie et les services, entre le secteur de la technologie et celui du tourisme, par exemple.
Nous observons également que le « S » d’ESG – les considérations sociales de l’analyse extra-financière ESG – a été mis sous les feux de la rampe.
Adapter nos prévisions fait partie de l’ADN de notre activité. Cela n’empêche pas d’avoir des convictions fortes.
Quelles sont vos convictions pour les années à venir ?
Le contexte évolue constamment, et nous devons continuellement adapter nos prévisions. Cela fait partie de l’ADN de notre activité. Toutefois, cela ne nous empêche pas d’avoir des convictions fortes. Et nos convictions sont simples : nous sommes à la fois réalistes et optimistes concernant l’avenir.
L’investissement reste un exercice relatif entre les différentes typologies d’investissement qui vous sont accessibles et les niveaux de risque associés à chacune de ces typologies. Si, et seulement si, en tant qu’investisseur, votre horizon et votre appétence au risque le permettent, vous devez être investi dans des actions et rester flexible. Et sachant qu’il peut se passer quelque chose à tout moment et que les bourses peuvent dévisser brutalement, la diversification reste la priorité, et les obligations de qualité, le meilleur amortisseur.
Nous pensons également que l’investissement responsable est un changement de paradigme Si vous investissez avec l’ambition d’optimiser le couple risque/rendement en intégrant les dimensions ESG, nous sommes convaincus que vous serez capable de surperformer.
Quoi qu’il en soit, il faut bien comprendre que notre métier n’est pas de prévoir l’avenir avec une boule de cristal, mais d’imaginer des scénarios pour s’y préparer et s’y adapter.
Le prolongement de la situation pourrait-il avoir des impacts à long terme ?
Le sujet le plus frustrant est l’asphyxie du rentier. Depuis la crise, les taux d’intérêt sont à zéro. On observe toutefois un léger sursaut sur les intérêts longs. S’il y a une poussée d’inflation, les banques centrales réfléchiront peut-être à remonter les taux. Des facteurs structurels font que les taux sont bas. Si la crise devait se poursuivre, ça ne devrait pas s’améliorer. Cela pousse donc les épargnants à investir. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais cela bouscule les habitudes des petits épargnants pour qui le compte épargne sans risque était longtemps la seule piste envisagée pour faire croître leurs économies.
Si la crise a joué le rôle d’accélérateur à certains niveaux, comme la numérisation, elle a également pesé sur les marchés boursiers et les comportements des investisseurs. Les professionnels de l’investissement se veulent aujourd’hui optimistes et encouragent plus que jamais à garder son sang-froid et à se diversifier.