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23 décembre 2024

Les comptables peuvent-ils sauver le monde ?

  Olivier Goemans myINVEST 1 février 2023 2155

En matière lutte contre le réchauffement climatique, la majorité des gens retiennent les actions chocs de quelques groupuscules qui font régulièrement la Une des médias. Peu de personnes réalisent en revanche l’impact majeur que peuvent avoir certaines professions peu visibles dans la quête d’un développement économique durable à l’échelle de la planète. C’est potentiellement le cas des comptables !

« Pas de nouvelle, bonne nouvelle » est une expression consacrée. À l’évidence, les médias ne feront pas leurs choux gras avec les trains qui arrivent en gare à l’heure. Et pour cause, la ponctualité des trains n’est pas un sujet passionnant, même s’il impacte énormément un usager des transports en commun. Dit autrement, une mécanique bien huilée n’attire l’attention que lorsqu’elle se grippe.

Cela explique en partie pourquoi il n’est pas si facile d’engranger des informations positives en consommant les médias ou en parcourant les réseaux sociaux. C’est un fait, les bonnes nouvelles attirent peu l’attention. À telle enseigne qu’il est légitime de se demander si une bonne nouvelle est encore éligible au statut de nouvelle. Il y a plus de cinquante ans, Marshall MacLuhan, pionnier de l’analyse des médias, observait que les vraies nouvelles sont des mauvaises nouvelles. Autrement dit, l’expression consacrée « pas de nouvelle, bonne nouvelle » s’écrit aussi à l’envers : « une bonne nouvelle, n’est pas une nouvelle » (good news is no news). Pourtant, ce n’est pas parce qu’une information intéresse peu les médias qu’elle n’est pas importante !

L’expression consacrée « pas de nouvelle, bonne nouvelle » s’écrit aussi à l’envers : « une bonne nouvelle, n’est pas une nouvelle »

Dérèglement climatique et éco-anxiété

Le dérèglement climatique, ainsi que la destruction des écosystèmes et de la biodiversité sont des sujets qui bénéficient d’une large couverture médiatique. À juste titre. Tandis que les catastrophes climatiques s’accumulent, une partie de plus en plus importante de la population souffre aujourd’hui d’éco-anxiété, cette angoisse liée au changement climatique. Face à ces angoisses, deux schémas classiques s’enclenchent : l’abandon de fonction ou l’activisme radical.

Sans suggérer une quelconque thérapeutique face à cette angoisse, le piège me semble à l’évidence de s’enfermer dans la pensée négative et l’inaction. Se désespérer face à l’ampleur des problèmes, penser que ses efforts sont vains et adopter, en quelque sorte, une résistance passive face à l’adversité ne me semble pas être une stratégie efficace. Sauf à envier la fin tragique du lapin tétanisé pris dans les phares de la voiture.

A contrario, la radicalité ne me semble pas non plus une option crédible pour une pratique en entreprise, même si elle peut avoir le mérite d’attirer l’attention. Après tout, même si les consciences des entrepreneurs sont déjà bien sensibilisées, il reste encore beaucoup à faire pour les affûter davantage aux enjeux de la durabilité.

Quelle est alors la bonne réponse ? Prendre de la hauteur, adopter une vision de long terme et contempler le chemin déjà parcouru. Ce n’est pas parce que les bonnes nouvelles n’attirent pas notre attention qu’elles n’existent pas. Les progrès de l’humanité ne se mesurent au rythme du battage médiatique quotidien et les innovations bienveillantes sont la plupart du temps silencieuses. Pourtant, en prenant du recul et en adoptant une vision de long terme, il est possible de constater que ce qui était autrefois considéré comme impossible, voire farfelu, est devenu une réalité. L’allongement de l’espérance de vie constitue une illustration éclatante de cette réalité.

Le comptable, un agent clé du changement

Au royaume de l’ennui, les bonnes nouvelles ne sont pas seules. Une corporation professionnelle y occupe également une place de choix. Professionnels passionnés de fichiers de calculs, de comptes de résultats et de cash-flows, obsédés par l’idée d’obtenir un zéro à la fin d’un système à double entrée, les banquiers et les comptables se livrent une rude concurrence dans l’inconscient collectif des métiers ennuyeux.

Et si c’était dans la rébarbative comptabilité des entreprises que se jouait le défi environnemental et sociétal du monde des affaires ?

Et si c’était dans la rébarbative comptabilité des entreprises que se jouait le défi environnemental et sociétal du monde des affaires ? Pour respecter la loi et rester compétitif, pour attirer les investisseurs, pour répondre aux attentes des clients et salariés, le monde de l’entreprise est aujourd’hui dans l’obligation de considérer le changement climatique dans sa feuille de route et dans sa stratégie. Mesurer son exposition aux risques climatiques, mesurer son empreinte carbone et mesurer ses impacts environnementaux et sociétaux sont des prérequis stratégiques. Identifier les opportunités d’une économie durable également. C’est un travail dans les cordes d’un « comptable du climat » !

En 1903, US Steel était la première société cotée à avoir publié un rapport comptable dont l’exactitude financière était certifiée par un auditeur externe. L’investisseur lambda de l’époque ne disposait que de peu d’informations factuelles pour étayer ses choix d’investissement : cours de l’action, dividende, et des données non certifiées sur le chiffre d’affaires et le bénéfice de l’entreprise considérée. Il faudra encore attendre une trentaine d’années pour que les états financiers audités deviennent une obligation réglementaire afin de garantir l’exactitude et la transparence. Plusieurs décennies seront encore nécessaires pour que s’imposent les normes comptables aujourd’hui d’application (IFRS, abréviation d’International Financial Reporting Standards).

En 2012, Peter Bakker1 déclarait, lors de la conférence des Nations Unies à Rio de Janeiro, au sujet du développement durable, que les « comptables sauveront le monde ». Ce qui résonnait alors comme un slogan pour t-shirt post révolutionnaire (« Accountant can save the world through peace, goodwill, and reconciliation ») est aujourd’hui en passe de se transformer en une révolution invisible et silencieuse.

Il faut faire en sorte que les rapports d’entreprise indiquent non seulement l’état des finances, mais aussi comment la société gagne de l’argent.

L’idée sous-jacente qui s’impose aujourd’hui comme une évidence : faire en sorte que les rapports d’entreprise indiquent non seulement l’état des finances, mais aussi comment la société gagne de l’argent. Dit autrement, il s’agit de mesurer les flux physiques en plus des flux monétaires. L’ambition en toile de fond : permettre aux parties prenantes de comprendre non seulement le retour sur capital, mais aussi la gestion du capital naturel et du capital humain.

Matérialité simple contre double matérialité

Face à une recrudescence de la lutte contre les fausses promesses de l’investissement durable, les régulateurs se pressent pour harmoniser normes et règles. Malheureusement, deux conceptions divergentes s’opposent. Il y a ainsi le modèle anglo-saxon de matérialité simple qui s’oppose au modèle européen de double matérialité.

Le concept de la matérialité simple, ou matérialité financière prend uniquement en compte les informations qui concernent les impacts positifs et négatifs que le capital humain ou naturel exerce sur l’entreprise. De son côté, la matérialité double mesure de surcroît les impacts de l’entreprise sur le capital humain et le capital environnemental.

Du point de vue scientifique, le débat est tranché depuis longtemps : la double matérialité doit s’imposer. Mais la réalité est encore très différente avec, en toile de fond, des modèles d’entreprises concurrents entre le monde anglo-saxon et des modèles plus hétérogènes qui intègrent les impacts sur la planète et, à minima, l’exercice du bilan carbone.

Du point de vue scientifique, le débat est tranché depuis longtemps : la double matérialité doit s’imposer.

Normes et comptable du climat

Parler des normes comptables nécessite un petit aparté dans le jargon des acronymes et des intervenants qui y gravitent. Crée en 2021 par la fondation IFRS précitée, l’International Sustainability Standards Board (ISSB) s’attelle à développer et promouvoir des standards de durabilité (IFRS-S ou International Financial Reporting Standards on Sustainability) afin de permettre aux investisseurs de s’informer sur les risques et opportunités y relative. À ce jour, il faut savoir que les standards IFRS-S ne se focalisent « que » sur la matérialité simple. Pourtant, construire un système économique dans les limites planétaires ne peut se faire que dans le cadre d’une double matérialité. Actuellement, la Commission Européenne, au travers de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) est la seule initiative à s’atteler à une approche de double matérialité.

Quoi qu’l en soit, nous voyons que la profession de comptable est en pleine mutation. Ceux-ci sont aujourd’hui des acteurs majeurs du changement. Il ne s’agit plus uniquement de détecter des références circulaires dans d’énormes feuilles de calcul, mais bien de déployer une comptabilité en adéquation d’une économie circulaire. Les risques de dépendance des entreprises vis-à-vis de ressources environnementales en déclin ou de conditions de travail et de salaires inférieures à la norme, se doivent d’être signalés et gérés.

À la question de savoir qui aura le plus d’impact entre les comptables et un groupe d’activistes dont les actions symboliques hissent les sujets climatiques en haut de l’agenda médiatique, il me semble que les premiers ont un pouvoir plus concret sur les problèmes écologiques et sociétaux. Leur travail ne fait peut-être pas la Une des journaux, mais leur impact est énorme. Ainsi, fournir plus de transparence à ses actionnaires s’impose aujourd’hui comme une évidence aux entreprises et des règles comptables cohérentes se déploient progressivement sur le sujet de la durabilité.

Le « comptable du climat » est un métier en devenir, et qui plus est un métier lié à l’opérationnel et à la stratégie des sociétés. C’est tout sauf un métier ennuyeux qui se limite simplement à des écritures de crédit et de débit sur des comptes en T. Chaque nouvelle génération voit le monde à travers un prisme différent de celui de ses parents. La génération actuelle a clairement des objectifs, des attentes et des valeurs différentes qui bousculent la perception que nous devrions avoir de l’activité des uns et des autres.

Ce qu’il faut retenir de tout cela ? Les comptables ne peuvent probablement pas sauver le monde, mais ils peuvent clairement y contribuer.


1 Peter Bakker est le PDG du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) et ancien CEO de la société TNT NV.