Parole d’expert : « les sociétés laissent tomber les prévisions »
Les actifs risqués se sont quelque peu stabilisés en avril, les investisseurs étant rassurés par les mesures de soutien monétaires et budgétaires aux conditions exceptionnelles. Les actions ont annulé environ 25 % des pertes essuyées lors de la correction des marchés enregistrée en février/mars, et ce malgré les statistiques économiques désastreuses et l’effondrement des cours pétroliers, l’offre restant en décalage par rapport au recul de la demande (les prix des futures sur le WTI sont même temporairement passés dans le rouge, les détenteurs se trouvant dans l’impossibilité de prendre livraison en raison d’un manque d’espace de stockage aux États-Unis).
La saison de publication des résultats du T1 a démarré vers la fin du mois. Du fait de la pandémie de coronavirus, tout ce que nous pouvons constater, c’est que nous ne savons pas ce qui nous attend alors que le monde est confronté à un choc simultané de l’offre et de la demande. Pour la première fois, les analystes devraient avant tout chercher à savoir combien de temps une société donnée peut survivre sans ventes (comme c’est le cas pour nombre d’entre elles) et à connaître le niveau actuel de trésorerie inscrit au bilan. Nous pouvons dire adieu à l’optimisation exponentielle du bilan observée ces dix dernières années.
« IBM retire ses prévisions pour 2020 au vu de la crise actuelle de coronavirus. » – IBM
« Face aux grandes incertitudes qui entourent l’environnement actuel, il nous paraît prudent de suspendre nos prévisions pour l’exercice 2020. » – Coca-Cola
« Compte tenu du manque de visibilité à l’égard de la pandémie de coronavirus et de la reprise, la société retire pour l’heure ses prévisions financières » – AT&T
« Au vu de l’évolution rapide de la situation et du degré élevé d’incertitude, nous estimons ne pas être en mesure d’évaluer l’impact financier sur l’exercice complet de façon suffisamment précise. Il nous semble dès lors prudent de retirer, à ce stade, nos prévisions pour l’ensemble de l’exercice 2020 » – Hershey
La saison de publication des résultats est donc marquée par un retrait des prévisions. Les cas évoqués ci-dessus ne sont que quelques exemples parmi les nombreuses sociétés qui estiment ne pas pouvoir communiquer des prévisions bénéficiaires aux investisseurs, la pandémie nous ayant plongés dans un climat d’incertitude économique sans précédent.
Nous sommes confrontés à de nombreuses inconnues et les CEO et CFO sont logés à la même enseigne.
Nous sommes confrontés à de nombreuses inconnues et les CEO et CFO sont logés à la même enseigne. Nul ne sait quand le taux de nouvelles infections aura atteint son sommet, ni le temps qu’il faudra pour mettre au point un vaccin et le déployer. Nul ne sait non plus comment se comporteront les entreprises et les consommateurs une fois le confinement levé. La demande des consommateurs se rétablira-t-elle rapidement ? À quel rythme les entreprises vont-elles se redresser ? Les travailleurs licenciés seront-ils réintégrés ?
Dans ce climat d’incertitudes, les analystes ont sérieusement revu à la baisse leurs prévisions de croissance bénéficiaire pour 2020. Compte tenu de ces révisions, qui vont dans le sens opposé des cours des actions, en termes de valorisation, les actions sont aussi chères qu’elles l’étaient en février avant la prolifération du coronavirus. Mais les investisseurs ne semblent pas être tournés vers les fondamentaux pour l’heure. Le sentiment de marché est bien orienté, les opérateurs estimant que les mesures de relance seront suffisantes pour permettre aux entreprises de survivre et remettre l’économie sur les rails en 2021. Le consensus table en fait sur une croissance bénéficiaire de 23 % en 2021 par rapport à 2020. Cela pourrait être plausible car le niveau de 2020 sera certainement peu élevé. Toutefois, ce chiffre indique également qu’au stade actuel, les bénéfices devraient augmenter de 5 % en 2021 par rapport aux niveaux records de 2019 et absorber ainsi également les pertes de l’année en cours. Si l’on examine le S&P 500, on note qu’après une récession, il faut généralement 3 à 4 ans pour que les bénéfices renouent avec leur niveau de départ (comme nous avons pu l’observer en 1987, en 2001 et en 2008). Mais signalons une fois de plus qu’il s’agit ici d’une récession extrêmement rare provoquée par l’homme et que le rebond pourrait être solide.
Une chose est sûre : la volatilité est appelée à perdurer.
Une chose est sûre : la volatilité est appelée à perdurer. Compte tenu de tous ces éléments, nous continuons de privilégier les grandes capitalisations de qualité, dotées d’un bilan solide, de flux de trésorerie disponibles élevés et de rendements monétaires qui sont relativement mieux à même de faire face à l’incertitude actuelle. Ces sociétés disposeront des moyens et de la flexibilité nécessaires pour dessiner leur avenir : l’endurance est actuellement cruciale. Nous ne privilégions aucun secteur en particulier, mais filtrons plutôt les sociétés de différents secteurs sur la base de critères spécifiques. On note en effet des écarts assez substantiels au sein des secteurs : certains segments tels que le télétravail, le cloud, le commerce électronique, le streaming et la télémédecine, qui constituaient déjà des thèmes séculaires, progressent du fait de la crise.
Pour conclure sur une note positive, cette saison de publication des résultats pourrait bien jouer un rôle catalyseur et pousser le système financier à adopter une vision à plus long terme, alors que le monde se détourne peu à peu du capitalisme actionnarial pour s’orienter vers un nouveau paradigme : le capitalisme des parties prenantes (ou stakeholder capitalism). Il y a deux ans, dans une tribune conjointe, le CEO de JP Morgan Jamie Dimon et l’investisseur de renom Warren Buffett ont exhorté les sociétés à ne plus publier de prévisions bénéficiaires trimestrielles, affirmant que cette pratique privilégie les profits à court terme au détriment de la durabilité à long terme, les sociétés étant tournées vers les résultats au lieu d’investir dans l’avenir. Jusqu’à présent, le vieil adage selon lequel les marchés abhorrent l’incertitude ne se reflète certainement pas dans le prix des actions.