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23 novembre 2024

La BCE au secours du climat ?

  Olivier Goemans myINVEST 23 septembre 2021 2406

Les banques centrales ne sont pas responsables de la politique climatique et les plus importants leviers en la matière se situent en dehors de leurs mandats. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles peuvent simplement ignorer la réalité et rester les bras croisés dans un contexte d’urgence climatique. Que peut faire la Banque Centrale Européenne (BCE) pour aider à « décarboner » nos économies et lutter contre le réchauffement climatique ?

Un mandat, deux leviers d’action

Même si son unique mandat est la stabilité des prix au sein de l’économie réelle, la BCE est aussi le superviseur du système bancaire européen. Ultime propriétaire de la planche à billets en Europe, l’institution n’est pas sujette à une quelconque limite d’impression, pas plus qu’à un risque de faillite.

La BCE est libre de prêter, donner ou emprunter à qui elle veut, autant qu’elle veut, au prix qu’elle veut. La seule règle est l’article 123 du traité de Lisbonne qui précise que « ni la Banque Centrale Européenne, ni les Banques Centrales nationales ne peuvent accorder de découvert ou tout autre type de crédits aux institutions, organes, organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales, aux autres organismes ou entreprises publics des Etats membres ». En pratique, le seul interdit de la BCE est donc de prêter en direct aux Etats.

La BCE conduit sa politique monétaire au travers de prêts aux banques, ainsi qu’une politique quantitative par le rachat de titres de dette, la version moderne de la planche à billets. L’institution dispose donc théoriquement de deux leviers pour intervenir dans la lutte contre le réchauffement climatique : des prêts verts et une politique quantitative décarbonée.

La BCE dispose de deux leviers pour intervenir face à l’urgence climatique : des prêts verts et une politique quantitative décarbonée.

Vers une politique quantitative décarbonée

Avec des marchés financiers accros à l’injection de liquidités par les banques centrales, pourquoi ne pas agir afin que cette injection soit utile à la transition énergétique ? Jusqu’à présent, la BCE a adopté une stratégie de neutralité en achetant de la dette des différents secteurs d’activités, sans préférence spécifique en dehors de critères d’éligibilité préétablis. Si la préférence était donnée aux entreprises décarbonées, le signal envoyé aux marchés financiers serait très puissant. Une telle action ne serait pas anodine lorsque l’on considère que, sur les 4.000 milliards d’euros d’actifs financiers accumulés par la BCE entre 2015 et mi-2021, environ 320 milliards sont des obligations d’entreprises privées.

Pour aligner son programme d’achat d’actifs sur la lutte contre le réchauffement climatique, la BCE devrait modifier son « collateral framework » en réduisant le haircut des obligations sur des activités à faible intensité carbone. Ce faisant, le haircut ne dépendrait plus uniquement du rating de solvabilité de l’obligation, à savoir uniquement le risque de non-remboursement, mais aussi du risque que fait peser l’activité de la société sur le climat.

En appliquant cette méthode et en abaissant le coût du crédit des activités vertes, la BCE favoriserait fortement les investissements vers ce type d’activités. Bien, mais toujours insuffisant. Favoriser l’investissement vert est une chose, mais la priorité et l’urgence est de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre. À côté d’une taxonomie européenne aujourd’hui établie pour identifier les activités vertes, il faudrait établir une taxonomie « brune » pour pénaliser les activités à forte intensité carbone.

Favoriser l’investissement vert est une chose, mais la priorité et l’urgence est de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre.

Favoriser les prêts verts

En plus d’un Quantitative Easing (QE) à faible intensité carbone, la BCE pourrait aussi modifier les règles de collatéral en vigueur pour accéder au Long-Term Refinancing Operation (LTRO), ou mieux encore, l’adossement bonifié aux TLTRO (Targeted LTRO). Octroyés aujourd’hui à des taux plus avantageux que les LTRO, ces derniers constituent les mécanismes de refinancement des banques accessibles uniquement aux nouveaux crédits à l’économie réelle.

Si la BCE décidait d’encourager le financement d’entreprises vertueuses en lançant des Green TLTRO, cela serait particulièrement utile à l’activité des PME concernées qui, en Europe, se financent essentiellement au travers des banques. Pourquoi pas ? Les politiques monétaires non conventionnelles se sont établie dans la durée et la créativité sur le sujet ne semble plus vraiment avoir de limites. Seuls quelques tabous demeurent.

La question est de savoir si la décarbonisation est en adéquation du mandat de la BCE. Politiquement la question reste ouverte. Si l’on se réfère au lancement du programme de QE en Europe, la BCE a démontré sa capacité d’agir en lien avec son mandat, avec un lien de causalité entre l’action et le résultat souhaité qui n’est pas totalement direct et évident.

Le passager clandestin

Le réchauffement climatique est source de risques imprévisibles et de risques systémiques. Pour un économiste, la problématique du réchauffement climatique est une sorte de défaillance de marché. La théorie des jeux nous apprend que protéger un bien commun est un exercice complexe dans lequel l’aléa moral compromet l’atteinte d’une utilité collective optimale. Ce que les économistes appellent le problème du passager clandestin constitue une des réalités observées dans l’intégration à la théorie économique du changement climatique et de la gestion des ressources naturelles.

Le passager clandestin est celui qui bénéficie d’une situation favorable, sans avoir à payer le prix. À l’époque de la marine à voile, la solution était relativement facile, on se contentait en général de jeter le clandestin à la mer pour éviter de le nourrir. Évidemment le modus-operandi a aujourd’hui évolué. Ce type de parasites est en général encadré par des mesures incitatives ou coercitives fixées par les autorités compétentes. La théorie du passager clandestin met en valeur deux types d’acteurs : les bénéficiaires de la situation d’asymétrie et les victimes qui paient pour les autres. L’histoire montre que, dans la durée, les victimes tendent à se lasser d’être exploitées et se rebellent. Morale de l’histoire : il est vraisemblablement du devoir de l’ECB de déployer une politique monétaire qui oriente le modèle économique en amorçant les flux de capitaux vers des projets verts et durables. Difficilement concevable dans un modèle néo-libéral au sein duquel les marchés financiers fixent librement les prix d’équilibres.

Il n’est pas étonnant que la BCE se contente aujourd’hui de commander des études techniques, sans parvenir à trancher entre le risque de déstabiliser l’équilibre des marchés et le risque climatique.

Il n’est pas étonnant que la BCE se contente aujourd’hui de commander des études techniques, sans parvenir à trancher entre risque de déstabiliser l’équilibre des marchés financiers (risque de transition) et le risque climatique. Rappelons que la neutralité de la BCE n’est pas inscrite dans les traités. La discussion est donc ici idéologique, pas juridique.

Dans ce débat, le dilemme semble être celui d’un arbitrage entre la science du climat et la science économique. C’est oublier que la première relève des sciences exactes et s’appuie sur des données objectives, tandis que la seconde relève de sciences humaines essentiellement fondées sur les comportements partiellement modélisables d’agents économiques ô combien irrationnels. Cette réalité ne tranche pas le débat, mais devrait au moins permettre de mieux pondérer le poids des arguments avancés.

Une question de leadership

Jusqu’ici, l’implémentation du programme de QE au sein de l’institution européenne semble avoir souvent été guidée par une forme de mimétisme vis-à-vis de ce qui se pratiquait déjà dans de nombreux pays du monde. Cela pose la question du leadership et de la capacité à prendre des décisions courageuses.

Le discours prononcé par Christine Lagarde en janvier 2021 est, à ce sujet, révélateur de la compréhension des enjeux et des embûches. Pour illustrer cela, elle cite en introduction la fable du « Conseil tenu par les rats»1 de Jean de La Fontaine. Quoi qu’il en soit, en observant l’accélération de l’action politique pour lutter contre le réchauffement climatique et l’ambition affichée de la neutralité carbone, le « risque de transition » par l’intervention de la banque centrale semble surtout être une opportunité pour le monde d’éviter le résultat calamiteux qui résulterait de l’inaction.

(…) le « risque de transition » par l’intervention de la banque centrale semble surtout être une opportunité pour le monde d’éviter le résultat calamiteux qui résulterait de l’inaction.

L’engagement collectif des banques centrales dans la lutte contre le changement climatique est évident avec, aujourd’hui, 95 banques centrales et superviseurs fédérés au sein du NGFS (Network for Greening the Financial System). Leur rôle devient de plus en plus évident : échange d’expériences, partage des meilleures pratiques, mais aussi et surtout contribution au développement de la gestion du risque environnemental et climatique dans le secteur financier et mobilisation de la finance traditionnelle afin de soutenir la transition vers une économie durable.

En guise de conclusion, rappelons que l’Europe a donné la priorité à la lutte contre le changement climatique et a mis en place des objectifs, des politiques et des réglementations pour soutenir la transition vers une économie neutre en carbone. Bien que la BCE soit l’institution technocratique par excellence, son rôle dans la transition est essentiel. Rôle modèle, mais aussi rôle moteur et coordinateur. D’ailleurs, les traités de l’UE sont non équivoques. La signature des accords de Paris par l’Union Européenne lie directement l’ensemble des institutions de l’Union à ces mêmes accords. En clair, la BCE est indirectement signataire des accords de Paris.

Verdir les flux de son bilan devient une priorité pour toutes les banques, y compris les banques centrales. Reste à savoir si cela permettra à décarboner l’existant avant qu’il ne soit trop tard.


1 La fable du « conseil tenu par les rats » met en scène un groupe de rats opprimé par un chat qui décime leur population. Les rats décident d’attacher une sonnette au cou du chat pour pouvoir l’entendre arriver et fuir lorsque celle-ci s’approche. Le récit montre les difficultés de mettre en pratique les décisions prises, analogie à la problématique du passager clandestin évoquée précédemment.