Ces chiffres arrondis qui fragilisent nos finances
Qu’il s’agisse de gérer un budget, épargner ou dépenser, nous sommes tous confrontés quotidiennement à la nécessité de faire des calculs. Pour éviter les erreurs et limiter les efforts, beaucoup d’entre nous ont largement recours à des opérations basiques et aux chiffres arrondis. Ce n’est pas forcément une bonne idée!
Dans notre comptabilité quotidienne, nous préférons logiquement manipuler des chiffres comme 10 ou 50 plutôt que 9,67 ou 54,38. De même, il est commode de se laisser guider par des applications bancaires qui proposent d’arrondir les dépenses à l’euro supérieur pour épargner automatiquement ou de simuler un crédit avec des mensualités dont le montant est simple à intégrer dans le budget. Tous ces chiffres arrondis nous simplifient la vie car ils allègent notre charge mentale. Malheureusement, cette facilité peut impacter négativement notre santé financière à long terme.
En lecteur averti de myLIFE, vous savez que notre capacité cognitive tout comme notre énergie physique sont des ressources limitées. Pour tenter d’économiser notre énergie cognitive, nous avons dès lors tendance pour tout problème à rechercher la solution qui nous coûte le moins d’effort dans l’immédiat. Souvent utile, cette tendance est aussi une source de décisions suboptimales, voire d’erreurs.
Il existe un principe primaire de recherche du moindre effort pour accomplir une tâche et pour résoudre un problème.
Le principe du moindre effort
La théorie du moindre effort a été formulée pour la première fois en 1949 par George Kingsley Zipf, linguiste à Harvard. Effectuant à l’époque des recherches sur l’étude statistique de la fréquence d’utilisation des mots, Zipf identifie un principe primaire à l’œuvre dans toute action humaine, y compris la communication verbale: la recherche du moindre effort pour accomplir une tâche et pour résoudre un problème immédiat et futur.
Au-delà des recherches linguistiques de Zipf ou, plus récemment, d’autres recherches effectuées à partir du British National Corpus, la validité du principe du moindre effort a été vérifiée dans d’autres domaines comme la psychologie, la sociologie, l’économie, le marketing ou encore les mathématiques. Ainsi, des études ont mis en évidence que les nombre arrondis apparaissent plus fréquemment dans les textes en tous genres que d’autres chiffres car ils sont plus faciles à mémoriser, à traiter et facilitent les opérations mathématiques. Qu’il s’agisse de faire un don à une œuvre de charité ou un virement mensuel sur son compte épargne, les nombres arrondis facilitent nos calculs quotidiens. Ils donnent l’illusion de réduire la complexité du monde qui nous entoure. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à son plein d’essence: qui n’a jamais essayé de faire s’arrêter la pompe sur un montant rond comme 70€ et a éprouvé une réelle satisfaction en cas de réussite?
Les nombres ronds agissent comme des aimants sur notre cerveau qui cherche à s’en emparer pour se simplifier la vie ou qui les utilise comme des limites, par exemple à l’occasion d’une sortie shopping. Cette préférence cognitive est bien connue des experts du marketing qui ont tendance à proposer des prix finissant par 99 comme 99€ ou 8,99€. Cela s’appelle l’effet d’ancrage par le chiffre de gauche.
Pourquoi cette technique? Tout simplement parce que, suivant sa logique de simplification, notre cerveau va apporter une importance démesurée à un prix de 99€ qu’il va percevoir comme exagérément avantageux par rapport à la limite « magique » de 100€. Il va ainsi nous suggérer que l’achat est acceptable car sous la limite fixée, tandis qu’il refuserait un autre objet similaire à 101€, et ce même si ce dernier correspondait mieux à ses attentes et besoins que le premier. Ici, un nombre arrondi conduit à préférer un achat moins pertinent pour des raisons irrationnelles.
Un nombre arrondi peut nous conduire à préférer un achat moins pertinent pour des raisons irrationnelles.
Ces stratégies de tarification qui usent et parfois abusent de notre préférence presque inconsciente pour certains chiffres peuvent représenter un risque pour notre porte-monnaie si nous ne réalisons pas l’influence qu’elles exercent sur nos décisions.
Bon à savoir: lors d’un achat, il faut éviter de ne considérer que le prix d’un bien et tâcher de toujours considérer le rapport qualité/prix en fonction de la réalité de ses besoins.
Quand la simplicité nous nuit à long terme
Les chiffres ronds peuvent avoir des effets encore plus néfastes si on leur accorde trop d’importance dans une stratégie financière à long terme. Imaginons un instant le cas d’un jeune actif qui décide de faire un virement automatique mensuel vers son compte épargne en vue de se constituer un capital pour sa retraite. Disposant d’un salaire de 3.000€, il décide que son virement représentera 5% de ce montant, soit 150€ chaque mois. Ce chiffre lui plaît car il est simple, sonne bien et correspond à un montant qu’il peut se permettre. Si on prend une hypothèse simpliste dans laquelle le versement mensuel n’évolue pas et où le capital accumulé ne produit aucun intérêt, notre homme aura économisé 72.000€ au bout de 40 ans.
Mais 5% était-il le meilleur pourcentage? C’est un nombre qui sonne bien et est facile à assimiler. Mais que ce serait-il passé si le jeune actif, au lieu d’opter pour un nombre arrondi, avait réalisé qu’il était en réalité capable de consacrer 6,5% (195€) de son salaire au lieu des 5%? Avec cette hypothèse, il parviendrait au bout de 40 ans à 93.600€! C’est 30% de plus que dans le premier scénario. Et si son placement avait généré un rendement, cette différence aurait été encore bien plus importante en valeur absolue grâce à la dynamique des intérêts composés. Ainsi, avec un taux annuel à 2%, il aurait obtenu au bout de 40 ans 109.716,64€ dans le premier scénario et 142.631,63€ dans le second.
Sur la durée d’une vie active, utiliser des nombres arrondis par facilité pour se construire un patrimoine financier à long terme peut avoir un impact considérable.
Sur la durée d’une vie active, utiliser des nombres arrondis par facilité pour se construire un patrimoine financier à long terme peut avoir un impact considérable. C’est particulièrement vrai si on considère que, dans la vraie vie, le salaire a de très fortes chances d’augmenter et les sommes mises de côté seront rémunérées par un taux d’intérêt. Choisir de rester sur 5% par facilité ou opter pour le montant légèrement supérieur que l’on peut réellement se permettre génère une énorme différence au moment de partir à la retraite.
Bon à savoir: il est important d’élaborer ses stratégies financières en fonction de la réalité de ses possibilités et pas en succombant à la facilité des chiffres ronds.
Nombres arrondis et coûts réels
Trop de légèreté dans notre prise de décision peut non seulement nous empêcher d’amasser de l’argent sur le long terme, mais cela peut même nous en coûter. Prenons le temps de regarder nos crédits en cours. Y observez-vous des chiffres ronds comme 200€ ou 400€ pour les mensualités à rembourser? Pas d’inquiétude si c’est votre cas, vous n’êtes pas seul. Une étude récemment conduite par des chercheurs du MIT vient de révéler que la plupart des gens préfèrent les paiements mensuels en multiples de 100.
Cette étude a en effet démontré que les personnes qui préfèrent établit leur budget mensuel avec des chiffres ronds entraînent mécaniquement leur cerveau à penser en termes de mensualités. Résultat: lorsqu’il s’agit pour eux de choisir les futures conditions d’un prêt, ils s’intéressent d’abord à la mensualité du prêt et optent généralement pour le paiement mensuel arrondi le plus faible possible. Ils vont alors se focaliser sur des nombres comme 200, 300 ou 400€ car ils estiment ces chiffres maîtrisables pour la tenue de leur budget mensuel. En pensant de la sorte, ils occultent le fait qu’ils choisissent alors des conditions qui leur sont potentiellement défavorables. En effet, en mettant l’accent sur de plus petites mensualités arrondies, ils optent pour des prêts plus longs et donc plus onéreux à cause du remboursement prolongé des intérêts.
Les chercheurs du MIT ont constaté cette tendance récurrente à lisser les mensualités de prêts automobiles auprès de plus de 2 millions de personnes. Et ce comportement était tout aussi présent au sein de ménages plus aisés. Ces derniers avaient pourtant une capacité financière qui leur aurait permis d’augmenter le montant des mensualités et donc de réduire le coût total du prêt en raccourcissant sa durée!
Bon à savoir: le coût d’un prêt ne s’évalue pas uniquement par le montant des remboursements mensuels. Sa durée et le taux d’intérêt associé sont des éléments capitaux pour calculer le vrai coût de l’endettement, surtout lorsqu’on emprunte sur de longues durées.
Si les chiffre ronds et arrondis peuvent faciliter les petits calculs du quotidien dans bien des situations, il faut éviter de céder à la tentation de l’ultra-simplification qui peut coûter cher à long terme. À l’aide de vraies simulations effectuées en connaissant la réalité de votre situation financière, votre banquier peut vous aider à construire une stratégie à long terme qui évite ces écueils. Vous voilà prévenu!