Changement climatique – un dilemme pour les entreprises de combustibles fossiles et les investisseurs
La transition vers une économie sobre en carbone engendre des coûts considérables. L’UE a prévu de consacrer au moins 30% des 2.018 milliards d’euros budgétés sur sept ans à des mesures liées au climat, tandis que l’OCDE estime qu’environ 7 000 milliards de dollars seront nécessaires chaque année d’ici à 2030 pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris en matière de lutte contre le changement climatique.
Voilà une excellente nouvelle pour les entreprises susceptibles de bénéficier de ces initiatives, tels les fournisseurs d’énergie propre, les groupes d’infrastructures zéro carbone et les acteurs de la filière recyclage et de l’économie circulaire. Mais qu’en est-il de celles qui dépendent de notre vieille économie carbonée : les fournisseurs de combustibles fossiles, les services publics qui les distribuent et les industriels qui les consomment massivement ?
Pour nombre de ces acteurs, les perspectives ne sont guère réjouissantes. Les restrictions réglementaires impliquent des coûts de plus en plus élevés et les sanctions pour non-respect des objectifs climatiques se multiplient, notamment dans des secteurs comme l’industrie automobile. En janvier 2021, Volkswagen, le plus grand constructeur automobile au monde, s’est vu infliger une amende de plus de 100 millions d’euros parce que sa flotte de véhicules particuliers ne répondait pas aux objectifs de l’UE en matière d’émissions carbone en 2020.
Le groupe a également été condamné à verser 502 millions d’euros pour s’être entendu avec BMW (qui a payé 372 millions d’euros) et Daimler afin de retarder le développement technique d’une technologie de nettoyage des émissions d’oxydes d’azote, violant ainsi les règles européennes de la concurrence.
Reporting climatique
Alors que la réglementation en matière de reporting se fait de plus en plus contraignante, de nombreuses entreprises risquent de se retrouver en infraction. Dans l’UE, si l’on a observé initialement quelques retards dans le déploiement d’un grand nombre de dispositions du Règlement SFDR, à terme, la législation contraindra les gestionnaires de fonds à exiger davantage d’informations des entreprises dans lesquelles ils investissent. L’année dernière, le Royaume-Uni a également annoncé son intention de rendre obligatoire la publication d’informations sur le climat par les grandes entreprises et les institutions financières d’ici 2025. En avril 2021, la Commission européenne a adopté une proposition de directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD), ayant pour but de modifier les exigences de reporting actuelles prévues par la NFRD (directive sur la publication d’informations non financières fixant les règles relatives à la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes), afin notamment d’étendre le champ d’application à toutes les entreprises cotées sur les marchés réglementés, d’exiger un audit des informations communiquées et de détailler les exigences de reporting.
Les fournisseurs d’indices imposent des règles de plus en plus strictes pour l’inclusion des titres dans les grands indices de référence.
D’autres problèmes sont susceptibles de se poser pour les entreprises qui resteront à la marge de cette transition économique fondamentale. Les fournisseurs d’indices imposent des règles de plus en plus strictes pour l’inclusion des titres dans les grands indices de référence, et les entreprises affichant des scores médiocres sur le plan environnemental, social ou de la gouvernance pourraient ainsi se retrouver sur la touche. Sachant ce que ces grands indices boursiers représentent en termes de capitaux investis, les cours des actions pourraient s’en trouver largement affectés.
Mais la question ne se limite pas aux émissions de carbone et au changement climatique. Selon le WWF, pas moins de deux tiers de la population mondiale devra faire face à des pénuries d’eau d’ici 2025. L’accès à l’eau pourrait devenir très problématique pour les entreprises, en particulier dans le secteur industriel ou textile. Plus généralement, la protection des ressources naturelles et de la biodiversité gagne en importance auprès des investisseurs.
Les entreprises sont par ailleurs exhortées à agir de manière plus socialement responsable, à favoriser la diversité, l’inclusion et le bien-être des employés, y compris vis-à-vis de l’ensemble des acteurs de leur chaîne d’approvisionnement, et de toutes les parties prenantes en général. Ce nouveau paradigme mènera la vie dure aux entreprises qui encouragent ou tolèrent de mauvaises relations de travail, ou dont les produits sont manifestement mauvais pour la santé, comme les producteurs de sodas.
La définition même de ce qu’est une entreprise durable ne fait pas l’unanimité, y compris parmi les experts.
Conséquences pour les investisseurs
Une solution simple consisterait à éviter d’investir dans des entreprises dont les produits ou les pratiques nuisent à l’environnement et à cibler exclusivement les acteurs « propres » – ce qui est cela dit loin d’être facile. La définition même de ce qu’est une entreprise durable ne fait pas l’unanimité, y compris parmi les experts.
On observe par exemple que MSCI considère Tesla comme le constructeur automobile le mieux classé au monde sur le plan ESG, alors que FTSE le relègue en queue de peloton. Si MSCI salue ses véhicules à faibles émissions, FTSE le cote sévèrement sur le plan de la gouvernance.
En s’en remettant à une simple approche d’exclusion, on oublie que les investisseurs ont le pouvoir de devenir une force de changement pour les entreprises dans lesquelles ils investissent. La pression des actionnaires a joué un rôle clé dans la motivation des conseils d’administration et des équipes dirigeantes à aborder les questions liées au climat.
En juin 2021, un tribunal des Pays-Bas a ordonné à Shell de réduire ses émissions de carbone de 45 % en termes nets d’ici fin 2030, par rapport aux niveaux de 2019. Les actionnaires ont demandé à Shell de fixer des objectifs climatiques plus ambitieux, conformément à l’accord de Paris sur le changement climatique. Les défenseurs de l’engagement actionnarial font valoir que si les investisseurs se contentent tout simplement d’éviter les entreprises affichant une empreinte climatique importante ou impliquées dans des chaînes d’approvisionnement problématiques, celles-ci pourraient être avalées par des sociétés de private equity et ne seraient donc plus soumises aux exigences de transparence imposées aux entreprises cotées.
Reste la question du revenu. De nombreux secteurs de la « vieille économie » responsables d’émissions de carbone élevées sont également ceux qui versent des dividendes importants et réguliers. À l’inverse, les nouvelles entreprises axées sur l’énergie propre sont toujours en phase d’investissement et ne disposent pas encore des flux de trésorerie disponible leur permettant de rétribuer les investisseurs. Un portefeuille qui se tournerait massivement vers les actifs verts pourrait avoir des difficultés à dégager des revenus.
Un portefeuille qui se tournerait massivement vers les actifs verts pourrait avoir des difficultés à dégager des revenus.
Changement de direction
Parmi les acteurs de la vieille économie, certaines entreprises prennent des mesures en faveur de la transition climatique, d’autres pas. Il est important de pouvoir faire la distinction entre les deux. Ainsi, les géants pétroliers BP et Total ont annoncé leur ambition de parvenir à la neutralité carbone pour l’ensemble de leurs activités mondiales d’ici 2050 au plus tard.
Tous deux investissent massivement dans les énergies alternatives, le stockage et les stations de recharge de véhicules électriques. La transition prendra du temps et nécessitera beaucoup d’argent. Elle pourrait ainsi limiter le montant des bénéfices disponibles à distribuer aux actionnaires, mais les majors semblent avoir compris quelle direction il fallait emprunter.
Elles sont conscientes du fait que si la demande d’énergie pétrolière s’effondre, les droits d’exploration et les opérations d’extraction qui représentent une part importante de leur bilan risquent de devenir des actifs « irrécupérables » qu’il ne leur sera plus possible d’exploiter, ce qui menacera leur stabilité financière. On estime actuellement que les entreprises de combustibles fossiles seront contraintes de maintenir enfouies entre 50 et 70 % de leurs précieuses réserves afin de respecter le budget de CO2 défini pour maintenir la température moyenne mondiale en dessous des 2°C.
Cette fois, c’est (vraiment) différent
Cette approche n’est toutefois pas universelle, et concerne par exemple moins les entreprises peu soumises à la pression de leurs actionnaires. Les sociétés qui ne sont pas disposées à s’écarter des stratégies rentables actuelles, ou dont les produits ou services sont fondamentalement incompatibles avec une économie durable, s’exposent à un risque d’obsolescence manifeste – mais peut-être pas du jour au lendemain.
Le plus grand objectif fixé en matière de changement climatique, à savoir la neutralité carbone à l’horizon 2050, ne sera pas atteint avant près de trente ans. Et pour l’instant, le monde continue de fonctionner au pétrole. Si l’or noir venait à se raréfier, les prix pourraient s’envoler. Toutefois, dans un monde où les investisseurs institutionnels sont de plus en plus tenus de respecter des mandats environnementaux, la hausse des prix du pétrole pourrait ne pas influencer grandement le cours des actions des compagnies pétrolières récalcitrantes. Et le renchérissement des combustibles fossiles augmenterait l’avantage coût dont bénéficient actuellement les énergies renouvelables.
Les investisseurs prudents semblent progressivement se faire à l’idée qu’un équilibre entre risque et rendement impliquera une exposition à des secteurs dont le potentiel de croissance est porté par des questions de durabilité, comme les énergies renouvelables, l’approvisionnement en eau ou l’économie circulaire.
Si par le passé, le traditionnel « cette fois, c’est différent » a pu piéger les plus imprudents, c’est bel et bien un changement économique profond et durable qui semble en marche aujourd’hui. Les investisseurs qui ignoreront ce constat risquent de payer pour des actifs irrécupérables et de se priver d’une belle opportunité liée à la croissance des secteurs tournés vers l’avenir.
Les sociétés qui ne sont pas enclines à s’écarter des stratégies rentables actuelles, ou dont les produits ou services sont incompatibles avec une économie durable, s’exposent à un risque d’obsolescence manifeste.