Des benchmarks aux thématiques: investir en misant sur l’avenir
Durant les quinze années qui ont suivi la crise financière mondiale de 2007-2008, l’économie a subi d’importants changements structurels. À l’issue de plus d’une décennie de faiblesse persistante des taux d’intérêt, l’inflation a grimpé en flèche en 2022, incitant les banques centrales à relever les taux d’intérêt aux niveaux les plus élevés de ce siècle. Après une période de croissance économique terne, la pandémie a provoqué des arrêts et des redémarrages de la croissance, suivis d’un resserrement de la politique monétaire qui a fait basculer de nombreux grands pays dans la récession.
Les économies sont en pleine mutation. De nombreux secteurs d’activité importants ont été fortement perturbés – et dans certains cas détruits – par les nouvelles technologies, les nouveaux concurrents et les nouveaux modèles d’entreprise, l’enthousiasme récent pour l’intelligence artificielle n’étant que le plus récent d’une série d’évolutions. Au milieu de ces bouleversements, la tendance à la mondialisation a connu un coup d’arrêt, avec à la clé un risque de polarisation économique et d’émergence de blocs commerciaux mondiaux mutuellement défiants.
Ces changements ont conduit de nombreux investisseurs institutionnels et autres adeptes de l’allocation d’actifs à repenser leur gestion de portefeuille. Est-il judicieux, par exemple, de déterminer ses investissements dans des entreprises en fonction de l’endroit où se situe leur siège social ou celui où elles sont cotées en bourse? Cela ne peut avoir que peu de rapport avec l’endroit où elles produisent ou distribuent des biens ou des services? Le leader mondial du luxe LVMH est ainsi toujours considéré comme une entreprise française, mais ne génère que 10% de ses revenus dans l’Hexagone, et 29% seulement en Europe.
Limitations inhérentes aux indices de référence
Une autre question qui mérite d’être réexaminée est celle de savoir si, à une époque où les entreprises semblent plus vulnérables à des perturbations importantes dues à l’évolution de l’économie, à des catastrophes naturelles, à des événements politiques ou même à la guerre, il est judicieux de fonder des stratégies d’investissement sur des indices de référence traditionnels.
Le risque est ici d’orienter les investissements vers des entreprises établies de longue date qui pourraient pâtir de l’évolution de la technologie, tout en ignorant les nouveaux acteurs de moindre envergure qui sont justement à l’origine de ces changements. La transition climatique elle-même place les investisseurs face à un dilemme: doivent-ils accorder plus d’importance à la récente augmentation de la rentabilité de l’extraction des combustibles fossiles et de leur utilisation pour la production d’énergie, ou au risque que les entreprises retenues se retrouvent avec de coûteux actifs délaissés (ou « stranded assets »), tels que des mines de charbon et des gisements de pétrole qui ne peuvent plus être exploités?
L’investissement fondé sur un indice de référence implique en outre d’autres problèmes, comme l’expliquent Vincent Bérubé, Sacha Ghai et Jonathan Tétrault, tous trois analystes chez McKinsey, dans leur article précurseur publié en 2014 « From indexes to insights: The rise of thematic investing ». Selon eux, « la comparaison avec un indice de référence sur une base trimestrielle donne lieu à un biais court-termiste incompatible avec l’une des grandes forces des investisseurs institutionnels, à savoir leur horizon d’investissement à long terme.»
L’investissement par rapport à un indice de référence peut s’accompagner d’une exposition non souhaitée à certains risques.
« En s’en tenant scrupuleusement à un indice de référence, les investisseurs peuvent passer à côté des opportunités offertes par les anomalies de valorisation ou de la prime de liquidité perçue lors de l’achat d’actifs à long terme illiquides avec une décote. L’investissement par rapport à un indice de référence peut s’accompagner d’une exposition non souhaitée à certains risques. »
Tendances mondiales
Depuis une dizaine d’années environ, de nombreux investisseurs institutionnels répondent à ces problématiques en se concentrant sur des thèmes. En d’autres termes, ils s’attachent à identifier des tendances économiques et sociétales bien ancrées à l’échelle mondiale, puis à investir dans les entreprises vouées à en tirer parti, peu importe leur situation géographique.
Un raisonnement somme toute logique dans un contexte de concurrence internationale où s’imposer un biais géographique étroit est de moins en moins pertinent. Ainsi, si une société de biens de consommation allemande perd des parts de marché en Europe au profit d’un rival français, il serait judicieux pour les investisseurs de détenir ce dernier en portefeuille, mais la menace concurrentielle pourrait leur échapper s’ils se concentrent exclusivement sur le marché national allemand. Il faut toutefois tenir compte de tendances telles que le « nearshoring » et le « friendshoring ».
Les thèmes sur lesquels se concentrent les investisseurs aujourd’hui sont généralement vastes, à l’instar de la croissance démographique mondiale. Selon les Nations Unies, la Terre comptera pas moins de 9,7 milliards d’êtres humains d’ici 2050, sur fond d’essor considérable des classes moyennes alimenté notamment par la prospérité croissante des pays émergents, Chine et Inde en tête. Cette situation pourrait avoir des répercussions sur la consommation, l’agriculture et le logement, mais aussi sur les perspectives de croissance des entreprises au sein de nombreux secteurs.
Vieillissement de la population
L’urbanisation constitue également une tendance majeure. Plus de la moitié de la population mondiale vit déjà dans des villes et quelque 1,5 million de personnes viennent chaque semaine grossir les rangs des citadins, alimentant ainsi la demande en infrastructures (approvisionnement énergétique, routes, services d’utilité publique et télécommunications mobiles).
Le vieillissement démographique bouleverse par ailleurs les paradigmes, ce qui aura des répercussions sur les considérations en matière d’investissement. Les plus de 65 ans seront bientôt plus nombreux que les moins de 5 ans dans le monde. Des pays tels que le Japon et l’Italie sont d’ores et déjà à deux doigts d’un déséquilibre critique entre le nombre croissant de pensionnés inactifs et la diminution de la population active. Ce contexte sera particulièrement porteur pour les entreprises répondant aux besoins des personnes âgées confrontées plus longtemps que par le passé à des décennies de retraite ainsi que pour les opérateurs de machines, de réseaux et de systèmes réduisant le besoin de main-d’œuvre humaine.
Les partisans de l’investissement thématique soutiennent que celui-ci permet de contourner les difficultés inhérentes à l’analyse des perspectives économiques de chaque pays. Compte tenu du caractère incertain de l’art de la prévision, la probabilité de prédire l’avenir avec précision et de prendre les bonnes décisions d’investissement en conséquence est faible.
Les partisans de l’investissement thématique soutiennent que celui-ci permet de contourner les difficultés inhérentes à l’analyse des perspectives économiques de chaque pays.
Convergence avec la durabilité
L’adoption d’approches thématiques coïncide avec l’émergence de l’investissement durable. Investir dans une optique de développement durable, en tenant compte des impacts environnementaux et sociaux des entreprises, ainsi que de leur gouvernance, constitue à la fois un thème en soi et un complément applicable aux portefeuilles basés sur d’autres critères. Par exemple, l’urgence de plus en plus pressante de la lutte contre le changement climatique devrait profiter aux entreprises actives dans la fourniture d’énergies renouvelables, ainsi que dans les infrastructures nécessaires pour acheminer l’énergie solaire, éolienne et houlomotrice aux consommateurs et aux entreprises. Il faut ensuite développer des technologies pour minimiser la pollution et faciliter le recyclage des ressources existantes.
Les thèmes permettent aux investisseurs de se tourner vers l’avenir plutôt que vers le passé, ce qui revêt une importance majeure à l’heure où, plus que jamais, les performances passées constituent un bien piètre indicateur des résultats futurs. La performance historique d’une chaîne de magasins est une considération anecdotique à l’époque d’Amazon, mais une approche thématique peut guider les investisseurs vers les entreprises appelées à tirer profit de la disruption numérique.
L’investissement thématique comporte toutefois certains défis. Il n’est pas toujours facile d’obtenir une exposition pure à un thème en particulier. Certains leaders des solutions énergétiques alternatives sont par exemple des entreprises qui possèdent d’importantes activités historiques dans les combustibles fossiles.
Il n’est pas toujours facile d’obtenir une exposition pure à un thème en particulier.
Ajustement des modèles financiers
De la même manière, l’intelligence artificielle peut ne représenter qu’une faible partie des revenus des entreprises qui en bénéficieront le plus. Les investisseurs thématiques doivent décider du niveau d’exposition adéquat en vue d’obtenir la performance escomptée.
Parallèlement, les modèles financiers existants peuvent s’avérer incompatibles avec l’investissement thématique. Un grand nombre de gérants de portefeuille continuent d’être contraints par des objectifs de performance liés à des indices de référence ou de fonder leur allocation d’actifs sur des critères géographiques étroits. Sans changement d’approche, il peut ainsi s’avérer difficile d’intégrer l’investissement thématique, aussi séduisant soit-il, dans une stratégie d’ensemble.
L’investissement thématique évolue et poursuit son essor. Il s’agit cependant d’une approche d’investissement encore relativement nouvelle et certaines des théories et des hypothèses qui sous-tendent les thèmes ne seront validées qu’avec le temps. Mais dans la mesure où l’investissement thématique est conçu pour refléter le monde tel qu’il est, plutôt que tel qu’il était, il est appelé à se généraliser et à briller plus long terme.